Et si l’or noir du XXIe siècle n’était pas les données, mais les semi-conducteurs ? La formule a beau être galvaudée, aujourd’hui et depuis plusieurs années, la Chine en importe …
Et si l’or noir du XXIe siècle n’était pas les données, mais les semi-conducteurs ? La formule a beau être galvaudée, aujourd’hui et depuis plusieurs années, la Chine en importe pourtant plus que du pétrole. Une vulnérabilité identifiée et allègrement exploitée par les États-Unis. L’objectif est simple et assumé : mettre des bâtons dans les roues de la progression technologique de l’Empire du Mileu. Quatrième produit le plus échangé au monde, après le pétrole brut, le pétrole raffiné et les véhicules, présents aussi bien dans les objets du quotidien que dans des systèmes d’armements, les puces jouent, au même titre que l’or noir, le vrai, un rôle géopolitique central.
Cet article est le 1er volet d’un dossier en quatre parties consacrées aux semi-conducteurs.
La peur du manque : le secret du succès géopolitique des semi-conducteurs
« Bouclier de silicium » est une expression née au début des années 2000, sous la plume du journaliste Craig Addison. Elle désigne la protection dont bénéficierait Taïwan face à une action militaire de la Chine, par son poids dans l’industrie des semi-conducteurs. La formule a fait florès. Elle est reprise par les commentateurs comme par la présidente de Taïwan, Tsai Ing-Wan. C’est aussi une formule qu’il est parfois possible d’entendre dans la bouche des dirigeants de la plus grande entreprise taïwanaise de semi-conducteurs, la Taïwan Semi-conducteurs Manufacturing Corp (TSMC). L’entreprise, ou l’industrie dans son ensemble, est, dans un même esprit, surnommée « montagne sacrée protectrice du pays ».
L’île représente 92 % de la production mondiale des modèles les plus avancés et environ 65 % de la production mondiale totale. Le cercle de réflexion Rhodium Group, qui s’est livré au périlleux exercice d’évaluation des conséquences économiques d’une invasion de Taïwan, estime que « Perdre l’accès aux semi-conducteurs taïwanais garantirait pratiquement un choc économique majeur pour le secteur manufacturier chinois et l’économie dans son ensemble ». La position de l’île dans la chaîne d’approvisionnement lui assurerait à la fois une protection internationale et bloquerait une Chine trop dépendante de l’autre côté du détroit.
Si l’étanchéité du « bouclier de silicium » est régulièrement interrogée, notamment face aux ambitions de réunifications affichées par le président chinois, Xi Jinping, le concept illustre le caractère géopolitique des semi-conducteurs dans le monde d’aujourd’hui. Les puces sont partout : smartphone, ordinateurs, serveurs, objets connectés, industrie, automobile, panneaux solaires… S’en passer est inenvisageable.
Le grand public a pu s’apercevoir de cette centralité à l’aube des années 2020. Avec les confinements à travers le monde, lié à la pandémie de Covid-19, la demande en matériel informatique a explosé. Mêlée à des difficultés sur la chaîne d’approvisionnement, très mondialisée, et des tensions poussant les entreprises chinoises à stocker, une pénurie s’est installée. Se procurer un téléphone ou du matériel informatique est devenu parfois compliqué. Les joueurs de jeux vidéo ont dû prendre leur mal en patience pour se procurer les consoles dernières générations comme la PlayStation 5. Plus graves, certaines usines automobiles ont dû temporairement fermer leurs portes, notamment les installations de Stellantis à Rennes et à Sochaux. Les voitures sont dotées de puces depuis les années 70, les plus récentes en compte plus de 1 000. Si un type de composant vient à manquer, la production est stoppée.
Les États-Unis ont-ils peur des capacités militaires de la Chine ou ont-ils peur de son économie ?
Lorsque les puces ont été inventées dans la Silicon Valley, dont le nom vient du Silicium, leur matière première, elles ont eu, immédiatement, un usage militaire. Les premiers circuits intégrés de Texas Instruments ont été utilisés pour le système de guidage du Minuteman II, un missile balistique intercontinental à ogive thermonucléaire américain.
Le caractère dual, civil et militaire, de la technologie des semi-conducteurs est toujours d’actualité. C’est le prétexte exploité par Washington pour priver la Chine des composants les plus avancés. L’administration Biden, via le Bureau of Industry and Security (BIS), rattaché au département du Commerce, a mis en place, à l’automne dernier, une série de contrôles à l’export sur les puces de 14 nanomètres (nm) ou moins, pour « protéger la sécurité nationale et les intérêts de la politique étrangère des États-Unis ».
Dans les mesures prises, pêle-mêle, l’export de puces avancées est interdit ou soumis à licence, idem pour les équipements servant à fabriquer les semi-conducteurs, les citoyens américains qualifiés ne peuvent plus travailler dans des installations chinoises sans autorisation… En parallèle, un nombre significatif d’entreprises chinoises de semi-conducteurs se sont retrouvées sur l’Entity List du département du Commerce. Être sur cette liste prive de produits ou technologies américaines, sans l’obtention d’une licence dédiée. C’est la situation rencontrée par Yantgze Memory Technologies Corp (YMTC). Après une analyse, le spécialiste des puces mémoires est arrivé sur liste noire en décembre. « Les Américains ont extrêmement bien ciblé là où il fallait “taper” par rapport à leurs problématiques », observe Pascal Viaud, installé à Taïwan, co-fondateur et directeur général de la société de conseil Ubik spécialisée dans les semi-conducteurs, qui renchérit « Les actions sont vraiment chirurgicales, précises, pour complètement chambouler les uns et les autres ».
Si, dans le texte, le BIS assure vouloir entraver la production de « systèmes militaires avancés, notamment des armes de destruction massive », l’ambition américaine va beaucoup plus loin. Mathilde Velliet, chercheuse au programme Géopolitique des technologies à l’Institut français des relations internationales (IFRI) confirme « Il est dit très clairement par l’administration américaine que l’objectif des mesures prises est de préserver le leadership américain ». Couper la Chine des semi-conducteurs les plus perfectionnés, c’est compliquer sa tâche, par exemple, dans la recherche sur les supercalculateurs, nommément cités par le BIS ou dans l’intelligence artificielle et ainsi préserver l’avance technologique qu’il reste aux États-Unis. « Les semi-conducteurs sont l’un des secteurs jugés des plus stratégiques et liés à d’autres comme l’IA » abonde la chercheuse spécialisée sur les politiques technologiques américaines et chinoises.
Quelques mois avant cette décision, Washington avait déjà introduit des dispositions dans son Chips and Science Act impactant la Chine. Dans les conditions à remplir pour les entreprises candidates au programme de subventions ratifié en août, certaines concernent directement Pékin. Les postulants, comme le Taïwanais TSMC ou le coréen Samsung Electronics, doivent s’engager à limiter pour une décennie leurs investissements dans l’Empire du Milieu. Ces dispositions sont logiques au vu des intérêts américains selon l’analyse de Mathilde Velliet, « la Chine est capable de fabriquer des puces et est même assez forte dans tout ce qui est assemblage, packaging. Les États-Unis savent que même si cela ne concerne pas les techniques les plus avancées, ils n’ont pas envie d’accroître leur dépendance sur les puces matures ».
Les États-Unis ont aussi mis à leur profit, dans ce bras de fer avec Pékin, leur poids diplomatique. Tokyo Electron et ASML sont deux entreprises spécialisées dans les outils de fabrications de semi-conducteurs. Respectivement japonaises et néerlandaises, elles n’entrent pas dans la juridiction des contrôles à l’export d’octobre. Pour contourner cette difficulté, Washington est parvenu à obtenir, fin janvier, un accord pour obtenir la participation de ces deux alliés à l’effort entrepris. Dans le cas des Pays-Bas, plusieurs députés, voire membre du gouvernement, ont pourtant exprimé à plusieurs reprises leur volonté de conserver leur indépendance face aux États-Unis. Les négociateurs américains ont manifestement réussi à convaincre, malgré les récalcitrants.
L’autre effort diplomatique est l’alliance Chips 4. L’ambition était, pour les États-Unis, de rassembler la Corée du Sud, le Japon et Taïwan, soit 84 % de la production mondiale de puces, avec toujours en ligne de mire, la Chine. Mathilde Velliet constate cette fois un échec de Washington, « depuis que cela a été annoncé en mars 2022, ça n’avance pas du tout. Il n’y a pas de feuille de route ». En cause ? Les rivalités anciennes entre ces pays, notamment le Japon et la Corée du Sud. À cela s’ajoute, pour Séoul, une intense relation commerciale avec Pékin, et donc une exposition tout aussi forte à des représailles.
La Chine se concentre sur les investissements dans son industrie
Côté représailles justement, Pékin se montre relativement discret. La Chine a enclenché le mécanisme de règlement des différents devant l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) en décembre. Le pays dénonce le protectionnisme américain, la perturbation de la chaîne d’approvisionnement induite, ainsi que l’élargissement du concept de sécurité nationale. Mathilde Velliet estime, effectivement, que « La définition américaine de la sécurité nationale s’est étendue de manière à inclure beaucoup de sujets qui relèvent de la sécurité économique ». Grâce à cette vision extensive, Washington se protège de l’OMC, l’organisation n’étant pas habilitée à se prononcer dans cette situation.
Plus récemment, la Chine est passée par une autre voie pour réagir. Le 21 mai, la Cyberespace Administration of China (CAC), chargée de la cybersécurité en Chine, a publié une enquête à charge contre l’activité de Micron Technology dans le pays. Les produits de l’entreprise basée dans l’Idaho, des puces mémoires, sont accusés de représenter une menace pour la sécurité intérieure de l’Empire du Milieu. Elle risque de ne plus pouvoir les vendre aux « opérateurs d’infrastructures travaillant avec des données sensibles ». Si la procédure de la CAC n’est pas présentée comme une mesure de rétorsion, cela s’impose comme une évidence. En parallèle, la Chine et ses entreprises tentent de contourner les sanctions, en louant des capacités à l’étranger, notamment pour entraîner des IA, en achetant sous des prête-noms, sans oublier les tentatives préexistantes de débauchages de personnels qualifiés, le reverse ingeniering, l’espionnage…
La séquence en cours, entre les États-Unis et la Chine, a des racines plus profondes que 2022. Les reproches adressés à la Chine existent depuis le début des années 2000, mais Washington misait alors sur l’intégration du pays au système international pour engendrer une future libéralisation interne.
Dès la fin des années Obama, des rapports ont commencé à émerger sur le risque représenté par la Chine. C’est au cours de l’administration Trump que la question est devenue plus prégnante. Un débat a agité la bureaucratie entre les partisans d’un accord commercial et ceux d’une ligne dure. Très rapidement, la rivalité sino-américaine s’est exprimée sur les questions technologiques avec Huawei. Si la question de la 5G a prédominé, celle des puces n’était jamais loin. Huawei a été, derrière Apple, le deuxième plus gros client de TSMC. Le groupe a commencé à concevoir ses propres composants via HiSilicon. Les sanctions, le placement sur l’Entity List, ont mis un coup d’arrêt à tout un pan des activités de l’entreprise. Moins médiatisé, la plus importante fonderie chinoise, la Semiconductor Manufacturing International Corporation (SMIC), a subi le même sort à la même période. Par ailleurs, dès 2019, Washington a obtenu de La Haye, l’interdiction pour ASML de vendre son système de fabrication de semi-conducteurs le plus perfectionné, dont elle détient le monopole, la lithographie extrême ultraviolet (EUV). « La dimension technologique est au cœur de la rivalité sino-américaine. C’est assez clair que dans cette dimension, les semi-conducteurs sont centraux, même si ce n’est pas le seul sujet » juge Mathilde Velliet.
La Chine n’a pas attendu 2020 et Huawei pour découvrir sa vulnérabilité sur le sujet des puces. Dès 2014, Pékin a mis en place un fonds initialement doté de 23 milliards de dollars, le China Integrated Circuit Industry Investment Fund, aussi appelé le « Big Fund ». Un surnom éloquent. À côté de ce fonds, les villes et provinces chinoises ont été encouragées à soutenir et développer leurs capacités industrielles. Malgré les réussites, avec des champions comme SMIC, l’autre fondeur chinois Hua Hong Semiconductor ou YMTC, créé en 2016, l’effort chinois, dispersé, n’a pas donné les résultats escomptés. Forte à certains points de la chaîne de valeur, comme l’assemblage, les tests et l’empaquetage ou pour la production de puces matures, elle accuse un retard technologique par rapport aux leaders du secteur. Pour ne rien aider, le « Big Fund » et certains dirigeants d’entreprises ou politiques, ont été pris dans une retentissante affaire de corruption révélée durant l’été 2022. L’initiative n’a pas été abandonnée, mais le retard dans la course aux puces avancées semble acté. « Les sanctions américaines vont être très pénalisantes pour la Chine » assure Mathilde Velliet, le pays va avoir des difficultés « à court terme, de développer des capacités et approvisionnements alternatifs ».
Jake Sullivan, conseiller à la sécurité nationale de l’administration Biden a encore répété, fin avril, que les États-Unis ne visaient aucunement un découplage avec la Chine. Imitant un précédent discours de la secrétaire au Trésor Janet Yellen avant lui. Le scénario ne semble effectivement pas réaliste devant le caractère éclaté de la chaîne d’approvisionnement des semi-conducteurs. Néanmoins, les contrôles aux exportations américains imposent à certaines sociétés, en Asie et aux États-Unis, de revoir leur stratégie.
En Europe, c’est le flou qui prime. Interrogé par Siècle Digital, Stéphane Martinez, président d’ACSIEL Alliance électronique, un syndicat professionnel représentant des acteurs de l’ensemble de la chaîne de valeur présent en France, perçoit, pour l’instant « un impact assez limité ». D’un côté le marché chinois devient inaccessible, de l’autre des clients de sociétés chinoises, se tournent vers l’Europe, « c’est toujours compliqué à dire et prévoir pour les années à venir » confesse-t-il.
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